Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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Renforcer le double profil de compétences du personnel enseignant en haute école pédagogique

Des aperçus très instructifs sur la réalité de la formation professionnelle

Dans le cadre d’un projet commun mené par les quatre instituts de formation, des enseignantes et enseignants qui forment les responsables de la formation professionnelle ont visité, pendant dix demi-journées, les trois lieux de la formation professionnelle initiale. Leurs réflexions suite à ce « shadowing » montrent bien la complexité de la réalité de l’apprentissage sur les trois lieux de la formation. La possibilité de telles visites sur place devrait être instaurée comme un élément fixe dans la formation initiale et continue du personnel enseignant en haute école pédagogique.


En école professionnelle, la mission du personnel enseignant consiste à former ses élèves de manière compétente à un métier ou au marché du travail, par le biais de formations initiales ou continues. Pour qu’il puisse endosser cette mission délicate, sa propre formation initiale et continue est d’une grande importance. Cette tâche complexe, quant à elle, est endossée par le corps enseignant des hautes écoles pédagogiques (HEP) spécialisé dans la formation professionnelle.

Le personnel enseignant des écoles professionnelles et celui des HEP se voient confrontés à des défis particuliers concernant leur profil de compétences. Ils peuvent être considérés comme pratiquant la même profession, mais leurs lieux de travail sont différents : les uns agissent dans des écoles professionnelles, des cours interentreprises (CIE) et en entreprise ; les autres dans une haute école pédagogique (Arpagaus 2020, p. 439). Ce qu’ils ont en commun, c’est ce qu’on appelle le double profil de compétences (cf. graphique no 1). Cela signifie que le personnel enseignant en école professionnelle, tout comme celui des HEP, a besoin, pour l’exercice de son activité, d’un répertoire de compétences étendu dans différentes disciplines de référence et d’un rapport à plusieurs milieux professionnels. Cela inclut des compétences dans les disciplines de référence correspondant au métier de l’enseignement (entre autres : pédagogie et sciences de l’éducation = quartier I du graphique no 1) ainsi que la pratique de ce métier (p. ex. : enseignement en école professionnelle ou en CIE = quartier III du graphique no 1) ; mais aussi des compétences dans les disciplines de référence du métier enseigné (p. ex. : économie d’entreprise pour la formation d’employé ou employée de commerce CFC = quartier II) et sa pratique (p. ex. : expérience d’employée ou employé de commerce CFC = quartier IV). Le modèle de référence d’Arpagaus (2020) décrit et illustre, pour la première fois, ce double profil de compétences du personnel enseignant en HEP et en école professionnelle.

Graphique no 1: Modèle de référence pour le personnel enseignant en HEP dans le domaine de la formation professionnelle (Arpagaus, 2020, p. 444).

Différentes routes mènent à la haute école pédagogique

Chez le personnel enseignant en école professionnelle, le double profil de compétences est assuré par les conditions d’accès à la formation ainsi que par la formation elle-même. En effet, les personnes souhaitant exercer ce métier doivent posséder un diplôme de l’enseignement tertiaire dans une spécialisation correspondante (p. ex. : économie d’entreprise) ainsi que de l’expérience en entreprise (p. ex. : avoir exercé un emploi dans un commerce). Ceci permet de couvrir les compétences du métier enseigné (quartiers II et IV du graphique no 1). Au cours de leur formation, elles acquièrent ensuite les compétences du métier de l’enseignement (quartiers I et III). Celles-ci incluent les disciplines de référence correspondantes (pédagogie, sciences de l’éducation, etc.) et la pratique du métier de l’enseignement (p. ex. par le biais de stages ou d’une mission d’enseignement en école professionnelle).

Le corps enseignant en HEP a besoin d’un profil de compétences comparable. Toutefois, il se focalise sur la recherche et l’enseignement pour le métier d’enseignante ou d’enseignant (Arpagaus, 2020, p. 440). De plus, son lieu de travail, c’est-à-dire son lien avec le milieu professionnel du métier de l’enseignement, est la haute école pédagogique et non l’un des trois lieux de la formation. Par ailleurs, pour le personnel enseignant en HEP, il n’existe aucune voie de qualification établie et institutionnalisée. Dans la plupart des cas, les enseignantes et enseignants en HEP appartiennent à l’un des deux profils de carrière suivants : une partie d’entre eux ont suivi des études supérieures et obtenu ainsi un poste d’enseignante ou d’enseignant en HEP ; bien souvent, il leur manque les rapports avec le milieu professionnel pour le métier de l’enseignement et/ou pour le métier enseigné. Une autre voie passe par le secteur professionnel ; cette catégorie d’enseignantes et d’enseignants en HEP, en revanche, affiche parfois des lacunes dans les rapports avec le milieu professionnel du métier de l’enseignement, ou dans les disciplines de référence propres au métier de l’enseignement. Seule une partie du corps enseignant des HEP possède un profil de carrière qui recouvre entièrement le double profil de compétences. Ceci complique, pour les hautes écoles, le processus de recrutement et de qualification du personnel enseignant en HEP.

Programme pilote pour la qualification du personnel enseignant en HEP

Ainsi, des enseignantes et enseignants de HEP (qui exercent déjà ou qui sont encore en apprentissage) ont eu l’opportunité de visiter différents lieux de la formation professionnelle dans le cadre de dix shadowings d’une demi-journée chacun.

C’est là qu’intervient le projet PgB-P11 « Encouragement de la relève pour le personnel enseignant en charge de la qualification des responsables de la formation professionnelle », cofinancé par la Confédération et mené par les HEP de Lucerne, Saint-Gall et Zurich et par la Haute école fédérale en formation professionnelle (HEFP). Grâce à un programme de qualification, le personnel enseignant (actuel ou futur) des hautes écoles mentionnées obtient la possibilité de renforcer son profil de compétences de manière individualisée. Ce programme a été élaboré en impliquant des parties prenantes pertinentes au sein de la formation professionnelle. Il a été exécuté deux fois sous forme d’essai pilote dans le cadre du projet. Ainsi, des enseignantes et enseignants de HEP (qui exercent déjà ou qui sont encore en apprentissage) ont eu l’opportunité de visiter différents lieux de la formation professionnelle dans le cadre de dix shadowings d’une demi-journée chacun. Ces visites leur ont permis d’entrer en contact et d’échanger avec le personnel enseignant et les élèves, et de les observer dans la pratique. Au total, trente enseignantes et enseignants ont participé aux deux essais pilotes du programme de qualification. Les shadowings s’accompagnaient d’un programme parallèle au cours duquel les personnes participantes, venues de différentes hautes écoles, pouvaient discuter de leurs expériences respectives.

Chacune d’entre elles a réalisé un portfolio qui documente ses observations et ses réflexions inspirées par les shadowings effectués. Ces documentations sont mises à disposition des futures participantes et futurs participants ainsi que des personnes intéressées dans la haute école correspondante.

Observations et constatations concrètes

En entreprise aussi, lorsqu’une personne apprenante ne comprend pas quelque chose, on ne lui dit pas simplement ce qu’elle doit faire.

Les documentations montrent bien l’utilité et la valeur que les personnes participantes ont attribué à cette expérience. Mais elles reflètent également leurs grandes divergences en matière d’éducation et de carrière. Le concept d’origine laissait beaucoup de liberté quant aux objectifs du shadowing et au contenu du portfolio.

Nous restituerons ci-après les observations et constatations faites par le personnel enseignant participant, sous forme de résumés cités en substance. La plupart concerne l’apprentissage.

  • L’apprentissage professionnel n’inclut pas uniquement un apprentissage cognitif. En fonction du métier, il s’agit aussi de cultiver le toucher, la vision, l’ouïe, l’odorat et le goût.
  • Dans beaucoup de métiers, il faut fortement synthétiser les connaissances fondamentales spécifiques, pour que l’on puisse y faire appel rapidement ou automatiquement par la suite. Les routines et sous-routines ont une importance primordiale.
  • Un élément crucial de la compétence professionnelle est la capacité à concilier ses aptitudes professionnelles aux besoins spécifiques de la clientèle.
  • L’acquisition des compétences chez les personnes apprenantes se fait de manière très individuelle, par le biais des tâches qui leur sont attribuées par les responsables de formation, qui doivent correspondre à leur niveau tout en constituant un défi à surmonter. On a également recours, de manière ciblée, à la répétition des différentes étapes de travail.
  • Grâce à l’apprentissage constructiviste en entreprise, les personnes apprenantes acquièrent bien plus que les simples compétences professionnelles. Dans les cours interentreprises, en revanche, l’apprentissage cognitiviste permet la performance et l’efficacité : de cette manière, les responsables de cours prennent fortement le contrôle sur les processus d’apprentissage des élèves les plus faibles, en particulier.
  • En entreprise aussi, lorsqu’une personne apprenante ne comprend pas quelque chose, on ne lui dit pas simplement ce qu’elle doit faire. Au contraire, on l’amène, par des questions ciblées, à résoudre le problème par elle-même. Pour réfléchir à la bonne manière de faire, elle doit activer ses connaissances préalables et envisager d’autres voies connues. C’est ainsi qu’on encourage l’apprentissage autonome.
  • On incite régulièrement les personnes apprenantes à justifier explicitement ce qu’elles font et pourquoi elles le font.
  • En règle générale, les personnes apprenantes ne possèdent aucune compréhension élaborée du processus d’apprentissage ; bien souvent, elles ne savent pas du tout quelles aptitudes potentielles sommeillent en elles. Cela signifie que les responsables de formation professionnelle doivent approcher les élèves avec une autre perspective, et plus ou moins adopter leur point de vue. En entreprise et dans les CIE également, les processus d’apprentissage doivent faire l’objet d’une réflexion systématique, et les potentiels ignorés doivent être appelés à la conscience de l’élève et encouragés.
  • Au sein de l’entreprise, les personnes apprenantes travaillent et apprennent souvent en équipe. Elles découvrent que chaque étape du travail doit être accordée aux autres, et que le labeur fourni constitue souvent un élément d’un grand ensemble. À l’école professionnelle, au contraire, les élèves sont souvent des « combattantes et combattants solitaires ».
  • Les personnes apprenantes doivent elles aussi disposer d’un double profil de compétences : elles sont d’une part des élèves, et d’autre part des travailleuses et travailleurs dans une entreprise qui poursuit des objectifs économiques.
  • Plus le rapport à la pratique dans la formation est élevé, plus la motivation et la propension à faire des efforts seront hautes chez les personnes apprenantes. Cela rend parfois l’enseignement et l’apprentissage dans les écoles professionnelles bien difficiles.
  • En entreprise, un bon responsable de formation encourage la motivation de ses apprenantes et de ses apprenants en leur relatant des récits de réussites professionnelles impressionnantes, mais aussi en leur parlant ouvertement de ses propres difficultés d’apprentissage.
  • Une fierté professionnelle se développe relativement vite chez les élèves. On l’aperçoit, entre autres, dans le fait que les élèves sont très ouverts aux nouveaux contenus d’apprentissage et montrent un intérêt élevé et une forte volonté d’apprendre.

Mais pour les trois lieux de formation, des exemples ont aussi été nommés dans lesquels seul un apprentissage superficiel avait lieu. De même, il a été observé que la possibilité d’un apprentissage structurel profond (p. ex. selon le modèle de l’apprentissage par imitation) n’était absolument pas donnée.

Une autre critique portait sur la collaboration entre l’entreprise et les CIE et le fait qu’elle constitue souvent un défi : puisque dans les grandes entreprises en particulier, où les personnes apprenantes sont formées dans des services différents, le déroulement de procédés des services concernés ne correspond pas de manière optimale pour toutes les personnes apprenantes aux thématiques des CIE. Lorsqu’on les interpelle à ce sujet, les responsables de formation professionnelle en entreprises et dans les CIE soulignent que la collaboration entre les lieux de formation se fait selon un échange plutôt aléatoire, qui a surtout lieu lorsque quelque chose ne fonctionne pas bien.

Le personnel enseignant qui a participé à cet essai pilote a également formulé des observations importantes pour le corps enseignant en école professionnelle :

Le corps enseignant ne devrait pas simplement s’effacer lorsqu’un grand éloge est fait de la pratique et que l’on dénie toute valeur à la théorie.

  • Les métiers, la culture propre à la branche professionnelle, les directives au sein de l’institut ou la mission d’entreprise, la culture organisationnelle explicite et implicite, les convictions des responsables de cours ou des responsables de formation professionnelle en entreprise : tous ces éléments jouent un rôle crucial dans la conception des enseignements et apprentissages sur les deux lieux de formation que sont les CIE et l’entreprise. Cela signifie qu’il est très important et avantageux que le personnel enseignant connaisse ces représentations spécifiques ; ce qui ne peut avoir lieu que par un contact étroit et un échange avec les acteurs et actrices concernés.
  • Le corps enseignant ne devrait pas simplement s’effacer lorsqu’un grand éloge est fait de la pratique et que l’on dénie toute valeur à la théorie. Et il se doit de montrer en permanence (surtout par son comportement en contexte) que la force de l’expérience n’équivaut pas à une compétence en matière de transmission. Lui aussi devrait afficher une certaine fierté professionnelle.
  • Le personnel enseignant en formation professionnelle doit cesser de limiter son mode de pensée à sa salle de classe. Il devrait toujours accoster à l’endroit d’où ses élèves viennent, et prendre en considération la direction que les élèves suivront après la formation. C’est pourquoi il doit connaître les différents parcours d’apprentissage et savoir, par exemple, ce qui attend les élèves en MP2 et en formation professionnelle supérieure afin de les y préparer.
  • Dans la salle de classe aussi, on peut travailler à l’éthique professionnelle : encourager les valeurs de base, les attitudes et les convictions correspondantes.
  • Le personnel enseignant en formation professionnelle doit avoir conscience de faire partie d’un lieu de formation parmi trois, et doit bien connaître les deux autres lieux. Cela signifie que le personnel enseignant de la MP, des ECG et le personnel enseignant permanent en école professionnelle, dès le moment où ils ne travaillent plus en entreprise, devraient régulièrement visiter les autres lieux de la formation pour en gagner un aperçu.
  • Le corps enseignant des ECG et de la MP peut mener des entretiens ciblés avec ses élèves, en vue de découvrir quelles compétences professionnelles et transversales spécifiques ces derniers acquièrent pour leur métier. Dans ce processus, les élèves deviennent les experts et le corps enseignant devient élève. Cet échange de rôles est très précieux pour les deux parties.
  • Le personnel enseignant de la MP et des ECG devrait aussi discuter de temps en temps de son travail, de manière informelle, avec ses élèves ; et les observations qui en ressortent devraient être intégrées dans la conception des cours.

Les personnes qui ont participé à ce projet pilote se sont aussi prononcées pour la pérennisation du programme ; par exemple :

  • Les enseignantes et enseignants devraient pouvoir réaliser un tel projet tous les trois ans. Grâce à cela, les instituts de formation pourraient aussi apporter un quatrième point de vue neutre, et consolider ainsi la collaboration entre les lieux de formation.
  • Pour réellement apprendre à connaître un métier en tant qu’enseignante ou enseignant, il faut bien entrer dans le rôle d’une personne apprenante pendant toute une semaine.
  • Dans l’idéal, le personnel enseignant en formation professionnelle pourrait réaliser de tels shadowings une fois par an. La réflexion et l’échange entre collègues sont également importants.

Bilan

Plutôt que d’un renforcement du double profil de compétences, on devrait parler d’une extension vers un triple profil de compétences.

Ce projet a été très fructueux puisque chez les enseignantes et enseignants qui y ont participé, il a éveillé la conscience de l’importance que revêt, pour leur enseignement, un bon aperçu de l’aspect pratique de la formation professionnelle. Lors du recrutement pour un poste d’enseignante ou d’enseignant, même les candidates et candidats les mieux qualifiés disposent rarement de ce troisième composant. Les instituts de formation doivent donc se préoccuper de fournir à leur personnel enseignant (pas uniquement à la relève) l’opportunité de développer de telles compétences. Une formation continue unique ne suffit pas à cet effet. C’est plutôt à intervalles réguliers (environ tous les trois ans) que le personnel enseignant devrait effectuer un shadowing, à peu près sous la forme du projet actuel. Pour cela, un budget-temps supplémentaire doit lui être accordé en plus du budget-temps dédié à la formation continue en général. Par ailleurs, pour une meilleure gestion des savoirs, un échange d’expériences intensif doit avoir lieu par la suite entre les enseignantes et enseignants; et les observations doivent être systématisées et mises à disposition de tout le personnel enseignant.

Plutôt que d’un renforcement du double profil de compétences, on devrait parler d’une extension vers un triple profil de compétences : car le troisième composant (un aperçu détaillé de la pratique de la formation professionnelle sur les trois lieux de formation) a une qualité qui lui est propre. Ce profil de compétences nécessaire pose une difficulté encore plus grande au corps enseignant qui forme les responsables en formation professionnelle ; que celle posée aux formateurs et formatrices des enseignantes et enseignants de l’école primaire. Malheureusement, cette conscience est peu présente chez le personnel de direction des hautes écoles pédagogiques.

Bibliographie

Citation

Käslin, F., & Caduff, C. (2024). Des aperçus très instructifs sur la réalité de la formation professionnelle. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 9(14).

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