Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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Discours d’hommage à l’occasion du prix CORECHED de la recherche en éducation

Pourquoi il y a des métiers féminins et masculins

Beaucoup de métiers ont un « genre ». Une étude réalisée par un groupe de chercheurs à ce sujet a obtenu cette année le prix CORECHED de la recherche en éducation. Elle montre entre autres – et contrairement à ce que l’on supposait précédemment – que le choix professionnel des femmes et des hommes est influencé par l’idée qu’ils de font de leur avenir familial et de leurs anticipations quant à leur propre rôle dans la famille. Nous publions ici le discours d’hommage prononcé par Irene Kriesi, IFFP, à l’occasion de la remise du prix. Elle situe l’étude dans son contexte de recherche et la résume.


Remise du Prix CORECHED 23 Juin 2016,  Bellevue Palace, Berne discours d’hommage
Discours d’hommage pour : Karin Schwiter, Sandra Hupka-Brunner, Nina Wehner, Evéline Huber, Shireen Kanji, Andrea Maihofer und Manfred Max Bergmann (2014): Inégalités de genre dans les parcours de formation et les carrières.

Monsieur le Président de la République, Monsieur le Secrétaire général, Mesdames et Messieurs les lauréats, chers invités,

Je suis très heureuse que le prix CORECHED récompense aujourd’hui une contribution scientifique qui se penche sur le sujet de la ségrégation professionnelle femmes-hommes. C’est un sujet qui ne revêt pas seulement un grand intérêt du point de vue de la politique sociale et de l’économie, mais est également jugé important dans les sciences sociales.

En général, un discours d’éloge s’attache avant tout à rendre hommage au parcours et aux réalisations de la personne distinguée. Or, j’ai ici affaire à tout un groupe de lauréats – à savoir sept personnes. Afin de pouvoir m’en tenir à mes dix minutes de temps de parole, je mettrai donc essentiellement l’accent sur le sujet de l’article distingué et son importance scientifique.

Des études comparatives entre les pays indiquent que l’ampleur de la ségrégation professionnelle femmes-hommes varie parfois considérablement d’un pays à l’autre, et est notamment très marquée en Suisse.

Je voudrais néanmoins souligner que les six auteures et l’auteur font tous état d’une liste impressionnante de travaux de recherche sur le thème de l’inégalité entre les sexes sur le marché du travail. Il s’agit donc sans exception d’expertes et d’experts confirmés dans ce domaine de recherche. Ces sept personnes s’inscrivent dans différents contextes disciplinaires, méthodologiques et institutionnels. Elles proviennent initialement de disciplines aussi diverses que la géographie, la sociologie, la psychologie, la philosophie, la pédagogie, la gestion d’entreprise, l’économie du développement, la politique sociale et les sciences politiques. Au total, les sept personnes travaillent dans sept universités différentes de quatre pays1, ainsi que dans le secteur privé. Cette diversité disciplinaire et institutionnelle de l’équipe d’auteurs est impressionnante. Même si les sciences sociales ne sont plus caractérisées aujourd’hui par le travail en cavalier seul, une telle diversité est peu commune. Elle fait bien ressortir qu’un travail scientifique de qualité dépend en grande mesure aujourd’hui du travail d’équipe, de l’interdisciplinarité et de la coopération créative de personnes apportant chacune une perspective différente.

Mais venons-en à présent à l’importance du sujet et de la présente étude.

L’évocation du problème de la ségrégation professionnelle femmes-hommes suscite parfois une incompréhension dans l’opinion publique. En partie, c’est même aussi le cas dans les sciences sociales. Ainsi, j’ai présenté il y a quelques années à un grand congrès international de sociologie une propre étude sur le choix professionnel sexospécifique. Un monsieur dans l’assistance m’a ensuite demandé pourquoi je prenais la peine de travailler sur un sujet aussi inepte, puisque les différences de choix professionnel entre les sexes étaient uniquement dues à des causes biologiques.

Du point de vue sociétal, un tel propos est compréhensible. Précisément aussi en Suisse, les différents choix professionnels des jeunes hommes et des jeunes femmes ont une longue tradition. Il peut donc paraître évident de les percevoir comme quelque chose de naturel. Du point de vue des sciences sociales – et de la part d’un sociologue – une perspective exclusivement biologique est par contre tout à fait surprenante. En effet, à côté des considérations politico-sociales et économiques, l’ancrage de ce sujet dans les sciences sociales est également dû à des raisons empiriques. Ainsi, des études comparatives entre les pays indiquent que l’ampleur de la ségrégation professionnelle femmes-hommes varie parfois considérablement d’un pays à l’autre, et est notamment très marquée en Suisse (cf. par ex. Charles & Bradley 2009). Du point de vue historique, on constate par ailleurs que la perception de certains métiers comme typiquement féminins ou masculins peut également changer au fil du temps. Les soins infirmiers en sont un exemple. Ils sont aujourd’hui perçus comme le prototype d’un métier féminin. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Comme le montre Claudia Bischoff (1992), les soins infirmiers ne sont devenus un métier féminin que dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Auparavant, il était considéré comme convenant aux deux sexes. Au XIXe siècle commença un débat, qui allait s’étendre sur des dizaines d’années, pour savoir si les hommes ou les femmes étaient plus aptes à exercer ce métier. Comme nous le savons, la question fut finalement tranchée en faveur des femmes (Bischoff 1992). Précisément cet exemple d’un métier à connotation absolument féminine de nos jours illustre bien que la définition de métiers comme féminins ou masculins se fonde sur un processus de construction sociale et est donc aussi variable (cf. également Buchmann & Kriesi 2012). Du point de vue scientifique, la ségrégation professionnelle femmes-hommes constitue donc un thème de recherche tout à fait intéressant et important, qui en dit long sur le fonctionnement de notre société.

Mais penchons-nous à présent sur l’étude distinguée aujourd’hui. Elle se démarque à trois égards du paysage actuel de la recherche.

  1. Premièrement, elle adopte une perspective longitudinale et examine le choix professionnel sexospécifique comme processus d’évolution au fil du temps.
  2. Deuxièmement, elle est innovante sur le plan méthodique et s’appuie sur une conception multiméthodique.
  3. Troisièmement, elle étudie le choix professionnel des jeunes femmes et des jeunes hommes, ce qui est loin d’être une évidence.

Je vais à présent brièvement approfondir ces trois aspects.

Ainsi, parmi les femmes d’environ 22 ans, 54 % seulement travaillaient dans le type de métier qu’elles avaient prévu sept ans auparavant, à la fin de leur scolarité obligatoire. Parmi les hommes, ce taux était de 63 %.

(1) Le constat que le choix professionnel doit être considéré comme un processus n’a rien de nouveau dans la science (cf. par ex. Hirschi 2013 ; Herzog, Neuenschwander & Wannak 2006 ; Krüger & Levy 2000). Ce processus commence dès l’enfance, et se poursuit pour une partie des jeunes jusqu’à l’âge adulte.

Si le choix professionnel est un processus, cela signifie toujours aussi que les aspirations professionnelles de même que les formations choisies peuvent changer au fil du temps. Ceci apparaît très clairement dans les résultats de l’article distingué. Ainsi, parmi les femmes d’environ 22 ans, 54 % seulement travaillaient dans le type de métier qu’elles avaient prévu sept ans auparavant, à la fin de leur scolarité obligatoire. Parmi les hommes, ce taux était de 63 %. Cela signifie que 45 % des femmes et 37 % des hommes ont soit changé d’aspiration professionnelle dans la phase jusqu’à l’âge adulte, soit n’ont pas pu réaliser leurs aspirations.

Dans la littérature de recherche empirique sur le choix professionnel sexospécifique, la reconnaissance théorique du fait que ce choix se fait sous forme d’un processus est encore relativement peu reflétée. Ceci est également dû aux données disponibles. En effet, une analyse du choix professionnel comme processus suppose que l’on puisse observer ce processus sur plusieurs années. Or, il n’y a jusqu’à présent pour la Suisse que peu de données permettant une telle perspective. En comparant le métier choisi un peu après l’âge de vingt ans aux aspirations précédentes et ultérieures, l’étude distinguée a le mérite de mettre précisément en lumière ce caractère de processus.

(2) L’approche méthodique choisie pour le travail distingué est extrêmement novatrice. Elle combine des analyses quantitatives à des interviews qualitatives. Premièrement, les aspirations à différentes époques sont comparées au métier choisi. Deuxièmement, les auteures et l’auteur examinent les liens entre les aspirations, le choix professionnel et les ressources dont disposent les jeunes. Troisièmement, au moyen d’interviews qualitatives à l’âge d’environ 26 ans, ils explorent les motivations subjectives pour les voies atypiques choisies. Les différents volets de l’étude sont systématiquement regroupés sur le plan de la méthode et du contenu.

Cette démarche très complète et cohérente est rare dans la recherche sur la ségrégation professionnelle. La plupart des études sur la ségrégation femmes-hommes se concentrent sur l’analyse des données soit qualitatives, soit quantitatives à un moment donné de la vie. Face à cela, la conception longitudinale multiméthodique a un grand avantage, puisqu’elle permet de faire ressortir aussi bien l’interaction entre les ressources individuelles des jeunes et les structures professionnelles sexuées que le caractère de processus du choix professionnel.

Les résultats illustrent le fait que beaucoup de métiers « ont un genre », comme l’a reconnu la recherche sur les femmes et le genre. En effet, les métiers sont soumis à une sexualisation culturelle et structurelle (cf. par ex. Gottschall 2010 ; Krüger & Levy 2000 ; Wetterer 1995). Ceci entraîne pour les jeunes envisageant un métier atypique pour leur sexe des obstacles différents selon la phase de vie.

Un obstacle important est lié au fait que le genre d’un métier s’inscrit dans l’ensemble d’aptitudes et de compétences que l’on associe à ce métier (Buchmann & Kriesi 2012 ; Borkowski 2000). Pour beaucoup de métiers typiquement masculins, les aptitudes mathématiques et techniques sont jugées importantes. Dans notre culture, celles-ci sont associées au sexe masculin. Les métiers féminins classiques, en revanche, sont associés à des compétences à connotation féminine telles que les aptitudes linguistiques ou l’empathie (Ceika & Eagly 1999 ; Rabe-Kleberg 1987 ; Cockburn 1988). Les résultats montrent également que le développement de la conviction d’avoir des aptitudes atypiques pour le sexe constitue l’un des premiers obstacles que les jeunes doivent surmonter pour pouvoir envisager et choisir un métier atypique. Pour cela, ils doivent disposer de ressources au-delà de la moyenne.

Les métiers masculins classiques sont souvent plus prestigieux et mieux payés. Ils sont toutefois structurés de telle sorte qu’ils ne sont pas compatibles avec les obligations familiales de prise en charge.

Le genre d’un métier s’installe également dans ses structures même. Ceci débouche sur le fait que beaucoup de métiers féminins classiques jouissent d’un statut professionnel relativement peu élevé. Par ailleurs, les salaires y sont souvent insuffisants pour nourrir une famille. Les métiers masculins classiques sont souvent plus prestigieux et mieux payés. Ils sont toutefois structurés de telle sorte qu’ils ne sont pas compatibles avec les obligations familiales de prise en charge (Hausmann, Kleinert & Leuze 2015 ; Busch 2013 ; Heintz et al. 1997 ; Trappe 2006). Les jeunes qui ont surmonté les premiers obstacles et opté pour un métier atypique sont confrontés à l’âge adulte au problème que les structures du métier choisi sont difficilement compatibles avec les rôles prédominants des sexes. Ceci contraint les jeunes femmes et les jeunes hommes à rejeter complètement les rôles prédominants des sexes, à changer de métier ou à chercher dans le métier atypique une niche à nouveau plutôt sexospécifique. L’étude distinguée a le mérite d’avoir fait ressortir ces obstacles au long du parcours de vie.

(3) Voyons à présent encore la prise en compte des hommes. Depuis longtemps déjà, les sciences sociales se penchent intensément sur la question de savoir pourquoi peu de femmes seulement choisissent un métier masculin. Mais jusqu’à présent, la question inverse, à savoir pourquoi si peu d’hommes choisissent des métiers féminins, n’a été posée que bien plus rarement. On peut s’en étonner, puisqu’en Suisse, la ségrégation professionnelle par sexe est encore plus marquée chez les hommes que chez les femmes. Ainsi, les données de l’enquête sur l’enfance et la jeunesse en Suisse de 2009 par exemple indiquent que parmi les jeunes hommes ayant entrepris une formation professionnelle initiale, un peu plus de trois quarts (75,5 %) avaient appris à 18 ans un métier typiquement masculin. Chez les jeunes femmes du même âge, un peu plus de deux tiers (64,3 %) « seulement » avaient choisi un métier typiquement féminin (Buchmann & Kriesi 2012). L’article distingué a à présent le mérite d’avoir étudié pour les deux sexes les préconditions d’un choix professionnel atypique. Les résultats montrent nettement – et contrairement à ce que l’on supposait précédemment – que le choix professionnel des femmes et des hommes est influencé par l’idée qu’ils de font de leur avenir familial et de leurs anticipations quant à leur propre rôle dans la famille. Mais avec des signes inversés. Tandis que le rôle anticipé de mère favorise chez les femmes le choix d’un métier à prédominance féminine, le rôle anticipé de père amène les hommes à s’orienter davantage vers la carrière professionnelle et la promotion et à éviter les métiers typiquement féminins. L’étude distinguée a fait ressortir ce mécanisme clé pour les deux sexes plus clairement que cela n’avait pu être fait dans la recherche jusqu’à présent.

En conclusion, j’aimerais souligner que le prix CORECHED récompense à juste titre l’étude distinguée. Elle a le mérite d’avoir mis en lumière les obstacles culturels et structurels que doivent surmonter les jeunes hommes et les jeunes femmes pour le choix d’un métier atypique à différents moments de la vie et pour les deux sexes. Ce regard d’ensemble permet de comprendre plus complètement pourquoi la ségrégation professionnelle femmes-hommes persiste et reste très marquée malgré les efforts de la politique de la formation.

1 Universités de Berne, Bâle, Zurich, Leicester GB, Western Cape and Free State South Africa, University of International Business and Economics China.

Références bibliographiques

  • Bischoff, C. (1992). Frauen in der Krankenpflege: Zur Entwicklung von Frauenrolle und Frauenberufstätigkeit im 19. und 20. Jahrhundert. Frankfurt/New York: Campus.
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  • Busch, A. (2013). Der Einfluss der beruflichen Geschlechtersegregation auf den «Gender Pay Gap». Zur Bedeutung geschlechtlich konnotierter Arbeitsinhalte. Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, 65(2), S. 301-338.
  • Cejka, M. A., & Eagly, A. H. (1999). Gender-stereotypic images of occupations correspond to the sex segregation of employment. Personality and Social Psychology Bulletin, 25(4), 413-423.
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  • Gottschall, K. (2010). Arbeit, Beschäftigung und Arbeitsmarkt aus der Genderperspektive. In F. Böhle, G. G. Voss & G. Wachtler (Eds.), Handbuch Arbeitssoziologie (pp. 671-698). Wiesbaden: VS Verlag für Sozialwissenschaften.
  • Hansmann, A.-C., Kleinert, C. & Leuze, K. (2015). Entwertung von Frauenberufen oder Entwertung von Frauen im Beruf? Eine Längsschnittanalyse zum Zusammenhang von beruflicher Geschlechtersegregation und Lohnentwicklung in Westdeutschland. Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, 67(2), S. 217-242.
  • Heintz, B., Nadai, E., Fischer, R., & Ummel, H. (1997). Ungleich unter Gleichen. Studien zur geschlechtsspezifischen Segregation des Arbeitsmarktes. Frankfurt: Campus.
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  • Hirschi, A. (2013). Berufswahltheorien – Entwicklung und Stand der Diskussion. In T. Brüggemann & S. Rahn (Eds.), Berufsorientierung. Ein Lehr- und Arbeitsbuch (pp. 27-41). Münster: Waxmann.
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  • Rabe-Kleberg, U. (1987). Frauenberufe – Zur Segmentierung der Berufswelt. Bielefeld: B. Kleine Verlag.
  • Trappe, H. (2006). Berufliche Segregation im Kontext. Über einige Folgen geschlechtstypischer Berufsentscheidungen in Ost- und Westdeutschland. Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsycholgie, 58(1), 50-78.
  • Wetterer, A. (Hrsg.) (1995). Die soziale Konstruktion von Geschlecht in Professionalisierungsprozessen. Frankfurt a.M., New York: Campus.
Citation

Kriesi, I. (2016). Pourquoi il y a des métiers féminins et masculins. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 1(1).

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