Recherche en sciences de l’éducation sur les interactions dans les pratiques éducatives liées à la petite enfance
Apprendre à observer : une compétence professionnelle centrale
Dans le champ de l’éducation de la petite enfance, l’observation des bénéficiaires est considérée, par les praticiennes, comme une compétence professionnelle à part entière. A partir d’un projet doctoral mené pendant quatre années dans des structures d’accueil à Genève, la présente contribution s’intéresse à cette compétence d’observation peu visible et néanmoins centrale. L’analyse de différentes situations de travail montre comment les observations s’imbriquent dans le cours des interactions, tout en offrant des opportunités d’apprentissage informel pour les éducatrices. Plus généralement, l’article illustre de quelles façons une meilleure compréhension de l’observation en actes peut contribuer à documenter la complexité des métiers éducatifs dans leur exercice quotidien et à offrir des ressources théoriques et méthodologiques pour développer des démarches de formation.
a) L’observation : une compétence peu visible et néanmoins requise
Pour observer, il s’agit de voir, de percevoir, mais également d’attribuer des significations, d’identifier les intentions, de catégoriser les conduites observées comme légitimes ou non dans un contexte donné.
Le travail dans le champ de l’éducation de la petite enfance s’accomplit en grande partie dans les interactions avec des tiers. Une perspective d’analyse des interactions permet ainsi de s’intéresser aux pratiques réelles et de chercher à mieux les comprendre, au-delà de la « discrétion » (Molinier, 2005) qui les caractérise et de leur faible prévisibilité (Borel, 2013). Au cœur des pratiques des équipes éducatives, l’observation occupe une place de choix : elle fait partie du Plan d’études cadre d’éducatrice/éducateur ES (PEC, 2007) qui stipule qu’elle est une « compétence centrale ». Elle est largement abordée dans la formation initiale et s’apprend par des démarches d’explicitation orale et écrite, en utilisant différentes méthodes (par ex. grilles d’observation).
Cet article ne porte toutefois pas sur ces aspects formels du parcours de formation, largement étudiés, mais aborde le travail d’observation réalisé dans le « feu de l’action ». Il s’intéresse aux processus d’observation « en actes » qui favorisent l’ajustement et l’adaptation des éducatrices1 par rapport aux enfants. Ces processus se construisent de façon informelle au travers de pratiques d’apprentissage et de transmission fugitives et peu explicitées. L’observation peut prendre des formes diverses : regarder distraitement ce qui se passe lorsque les interactions se déroulent de façon attendue ; aiguiser son regard pour mieux voir un événement imprévu ou une perturbation, même légère, du flux interactionnel ; ou, au contraire, se recentrer attentivement et regarder longuement des conduites qui questionnent.
Observer signifie regarder, mais également écouter et sentir ce qui semble signifiant dans un contexte donné. Il s’agit là d’une pratique incorporée qui mobilise différentes ressources perceptives. Par ailleurs, l’observation suppose l’exercice d’un point de vue. Dans la masse informe des éléments perceptibles d’un environnement donné, observer implique de s’orienter vers les éléments considérés comme pertinents. « En ce sens, il faut dire qu’observer, c’est faire » (Goffman, 1991, p. 373). En observant les enfants, les éducatrices sont amenées à attribuer une signification à leurs gestes, à leurs mouvements, à leurs rires et à leurs pleurs. Ces observations ne se limitent pas à une expérience individuelle et intrapsychique. Elles constituent aussi des éléments communicables, partageables, visibles par d’autres. Elles forment donc des compétences, au sein plein du terme, et illustrent ce que Goodwin (1994, 200) a conceptualisé sous l’expression « vision professionnelle ». Ainsi, savoir voir ce qui est pertinent dans une situation donnée fait partie des compétences professionnelles et différencie une professionnelle expérimentée d’une novice.
b) Apprendre à observer dans le travail quotidien
Les pratiques d’observation s’insèrent dans des communautés professionnelles spécifiques et, en ce sens, doivent être nécessairement apprises (Goodwin, 1994, p. 627). Dans les stages professionnels des éducatrices de l’enfance, des traces de ces apprentissages émergent. Afin d’étudier les situations d’apprentissage informel portant sur ces processus incorporés, la suite de l’article se demande plus particulièrement comment les stagiaires apprennent à observer et comment leurs référentes professionnelles encouragent ces pratiques d’observation et leur acquisition ?
L’exemple présenté ci-dessous est issu d’un stage de première année. La stagiaire s’occupe d’une petite fille âgée de 8 mois. Lors d’un repas, l’enfant refuse de manger. La stagiaire interrompt alors le repas et amène l’enfant à la sieste. Lors de l’entretien de stage consécutif, la stagiaire demande à l’éducatrice expérimentée (E), qui l’accompagne dans son stage, comment elle peut savoir ce qu’il convient de faire. En réponse, l’éducatrice parle de l’enfant et de ses conduites :
Le principal c’est que tu réponds aux besoins de cette enfant à ce moment-là (…). Tu as compris que le fait qu’elle frotte ses yeux, qu’elle chigne un peu, qu’elle tête sur son biberon. Pour toi ce sont des signes qui sont évocateurs de sommeil (nous soulignons). Tu les as bien reconnus. Donc voilà, le principal c’est de répondre à son besoin. La forcer à manger, un, tu n’arriveras pas (…). Le questionnement c’est : Qu’est-ce que je fais alors ? Tous ces signes, c’est la fatigue.
Dans cet extrait, l’éducatrice décrit des conduites observables de l’enfant en les considérant comme des « signes » qu’il s’agit de reconnaître et de comprendre afin de savoir identifier l’action pertinente. Un peu plus tard dans l’entretien, l’éducatrice préconise de parler à l’équipe pour « montrer que toi t’as observé ». Pour elle, il ne suffit pas d’effectuer des observations sur un plan cognitif, mais il s’agit aussi de les rendre manifestes.
Par ailleurs, les processus d’observation s’apprennent également lors des activités éducatives menées avec les enfants. Dans la situation suivante, la stagiaire (S) anime une activité avec des balles dans un groupe de 5 bébés âgés de 10 à 15 mois, accompagnée par une éducatrice expérimentée (E). Une petite fille, Lia (L), est debout en se tenant à une barrière. Elle se tourne vers la stagiaire, la regarde et fait un bruitage. La stagiaire regarde l’enfant et lève ses mains dans un geste qui marque son incompréhension (voir l’illustration).
L’éducatrice ne donne pas d’indications à la stagiaire. Tout au contraire, elle montre que la conduite de l’enfant n’a pas de signification claire : « Peut-être, j’ai un doute, elle n’arrive pas s’asseoir. Je n’arrive pas à me rappeler si elle s’assied. » Suite aux incertitudes exprimées par l’éducatrice, la stagiaire s’approche de l’enfant et lui propose de lui donner la main. Lia retire sa main et s’abaisse légèrement. La stagiaire met ses mains sur le torse de l’enfant et lui dit : « Je peux, regarde, je peux t’aider. » Lia se laisser aller en arrière et s’assied avec le soutien de la stagiaire. Celle-ci se tourne alors vers l’éducatrice et met en mot ses observations : « Ouais, je pense qu’elle y arrive plus ou moins. Elle n’est pas tout à fait à l’aise. » Au début de cet extrait, les bruitages de Lia n’ont pas de signification certaine. Ils constituent des signes ou des indices qui concernent le « vouloir-dire » (Sperber & Wilson, 1998) de l’enfant. Étape par étape, il s’agit alors de donner un sens aux conduites de Lia, d’identifier ses besoins et de déceler ses compétences.
L’accomplissement de tels processus d’observation contribue à la construction d’une posture, d’une façon de voir chez les professionnelles. Ainsi, la compétence de « savoir voir » nécessite un travail rigoureux de collecte d’indices, tout en maintenant une flexibilité pour ne pas « enfermer » un enfant dans une signification, attribuée une fois pour toutes. Dans les deux extraits analysés, il apparaît ainsi que les éducatrices adoptent de telles postures de flexibilité en cherchant des « signes » et en montrant leurs doutes. Ces professionnelles incitent les stagiaires à s’engager dans une quête de sens. L’observation s’apprend ici dans la pratique, de façon informelle et incorporée.
d) Conclusion : comprendre l’observation pour documenter la complexité des métiers éducatifs
Ces différents exemples montrent que, face aux nombreuses incertitudes liées aux conduites des enfants, la compétence d’observation permet aux praticiennes de s’engager collectivement dans un processus d’enquête. Celui-ci implique la mise en mots d’observations préalablement effectuées, dans une équipe de travail et avec les enfants. Ce qui constitue une réponse juste ou un travail adéquat dans les métiers éducatifs ne peut ainsi se définir que de façon située, soit en fonction d’un contexte spécifique.
La rencontre entre recherche scientifique, formation et pratique professionnelle est à même de susciter des débats et d’amener de nouvelles compréhensions partagées des processus d’observation. La focalisation sur les processus d’observation en actes lors d’une démarche de formation peut amener une éducatrice à interroger ses propres méthodes d’observation et à leur donner une nouvelle signification.
Au demeurant, ces pratiques d’observation situées sont nécessaires et inévitables. Des démarches plus formelles ne devraient pas viser à les remplacer, mais à les enrichir et les compléter. La recherche, à travers le recours à la confection de films, peut fournir une trace matérielle et analysable d’un travail interactionnel éphémère. Ainsi, les ressources théoriques et méthodologiques d’une perspective d’analyse des interactions peuvent être mobilisées pour des démarches de formation. Des dispositifs de formation continue ont ainsi pu être mis en place dans des structures d’accueil, afin de permettre des démarches participatives (Zogmal & Durand, 2020). Dans les parcours de formation initiale, les démarches d’analyse interactionnelle restent encore à développer. Elles pourraient contribuer à permettre de mieux reconnaître, valoriser et développer l’observation-en-acte comme une compétence professionnelle fondamentale.
Résumé
Dans le champ de l’éducation de la petite enfance, l’observation des bénéficiaires est considérée, par les praticiennes, comme une compétence professionnelle à part entière. A partir d’un projet doctoral mené pendant quatre années dans des structures d’accueil à Genève, la présente contribution s’intéresse à cette compétence d’observation peu visible et néanmoins centrale. Pour observer, il s’agit de voir, de percevoir, mais également d’attribuer des significations, d’identifier les intentions, de catégoriser les conduites observées comme légitimes ou non dans un contexte donné. De tels processus d’observations ont été désignés par les termes de « vision professionnelle » dans les travaux de Charles Goodwin et ont été étudiés dans une analyse fine portant sur des métiers très divers, comme l’archéologie ou la police. Ces recherches montrent que la vision humaine est organisée socialement. Savoir voir ce qui est pertinent dans une situation donnée fait partie des compétences professionnelles et différencie une professionnelle expérimentée d’une novice. Étant donné que ces pratiques s’insèrent dans une communauté spécifique, elles doivent être apprises. Dans le champ de l’éducation de l’enfance, la compétence d’observation permet de s’ajuster aux enfants et de s’engager collectivement dans un processus d’enquête. Pour observer, il ne s’agit pas d’identifier des « faits », mais de recueillir des « indices » (Zogmal & Perret, 2018). Dans les situations de travail, une telle posture s’apprend de façon informelle et incorporée. Une meilleure compréhension de l’observation en actes peut contribuer à documenter la complexité des métiers éducatifs dans leur exercice quotidien et à offrir des ressources théoriques et méthodologiques pour développer des démarches de formation.
1 L’utilisation du féminin reflète ici la réalité d’un métier exercé par une grande majorité de femmes.Références bibliographiques
- Borel, C. (2013). Petite enfance et politique : soupe populaire à la genevoise. Revue [petite] enfance, 112, 36-42.
- Goodwin, C. (1994). Professional vision. American Anthropologist, 96(3), 606–633.
- Goodwin, C. (2000). Practices of Seeing: Visual Analysis, an Ethnomethodological Approach. In T. Van Leeuwen & C. Jewitt (Éds.), Handbook of Visual Analysis (pp. 157–182). London : Sage Publications.
- Molinier, P., (2005). Le care à l’épreuve du travail. In P. Paperman & S. Laugier (Éds.), Le souci des autres. Éthique et politique du care (pp. 299–316). Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.
- Paperman, P. (2005). Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel. In P. Paperman & S. Laugier (Éds.), Le souci des autres. Éthique et politique du care (pp. 281–297). Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.
Sadock, V. (2003). L’enjolivement de la réalité, une défense féminine ? Étude auprès des auxiliaires de puériculture en France. Travailler, 2, 10, 93–106. - Plan d’études cadres (PEC). Éducatrice de l’enfance ES. Éducateur de l’enfance ES (2007). Lausanne : École supérieure en éducation de l’enfance/ Plate-forme suisse des formations dans le domaine social (SPAS)/ Organisation faîtière suisse du monde du travail du domaine social (OrTraS).
- Zogmal, M. (2015). Les processus d’observation et de catégorisation des enfants comme outil de travail dans les pratiques professionnelles des éducatrices et éducateurs de l’enfance. Thèse de doctorat, Université de Genève.
- Zogmal, M. (2020). Savoir voir et faire voir : Les processus d’observation et de catégorisation dans l’éducation de l’enfance. Berne : Éditions Peter Lang
Citation
Zogmal, M. (2020). Apprendre à observer : une compétence professionnelle centrale. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 5(3).