À l’ère des incertitudes, quels défis pour la formation professionnelle ?
Depuis quelques temps, les systèmes de formation professionnelle sont confrontés à un environnement dont les bouleversements n’ont jamais été si rapides et profonds, de même qu’à un avenir fait en grande partie d’incertitudes. Afin de pouvoir garder leur efficacité et permettre à la fois aux entreprises de maintenir leur compétitivité et aux individus de pouvoir s’épanouir dans le monde du travail, ces systèmes doivent relever des défis et des enjeux inédits. Dans le cadre de mes réflexions prospectives sur l’avenir des professions et du travail, j’en ai identifiés quatre, présentés succinctement ici. Leur prise en compte va déterminer dans quelles directions les systèmes de formations devraient s’adapter et se transformer à l’avenir.
1. L’obsolescence des compétences
Selon l’OCDE, la durée moyenne de vie d’une compétence technique en 1988 était de 30 ans. Aujourd’hui, elle est de deux ans.
Les développements technologiques ne sont pas récents et sont connus depuis les premières révolutions industrielles. Par contre, ce qui est tout à fait inédit, c’est le côté exponentiel avec lequel ces accélérations interviennent. La loi de Moore[1] qui a trait à l’évolution et à la puissance de calcul des ordinateurs prévoie que tous les deux ans, il y ait un doublement des performances de rapidité et de stockage d’informations des ordinateurs. Cette augmentation exponentielle de la puissance de calcul, confirmée depuis soixante ans, favorise une prédominance de la digitalisation. Et cela ne va pas s’arrêter là. Il en résulte une très grande incertitude à la fois sur la forme et le contenu des nouvelles technologies, de leur impact sur notre manière de vivre, de travailler, de produire, de nous former. Cette rapidité avec laquelle elles évoluent et l’importance toujours plus grande qu’elles prennent dans notre environnement vont provoquer un phénomène central à analyser pour les systèmes de formation, qui est l’obsolescence des compétences. Selon l’OCDE[2], la durée moyenne de vie d’une compétence technique en 1988 était de 30 ans. Aujourd’hui, elle est de deux ans. Cette obsolescence, si elle concerne d’abord les métiers techniques, va se retrouver bien évidemment dans tous les domaines et influencer directement ou indirectement la pratique de tous les métiers.
Pour rappel, dans le système suisse de formation professionnelle, selon la loi fédérale entrée en vigueur il y a bientôt 20 ans[3], les ordonnances de formation qui décrivent le métier et les différentes compétences qui doivent être enseignées et apprises, doivent être revues tous les cinq ans. Ces révisions sont souvent très complexes et lourdes à réaliser pour les associations professionnelles qui en ont la responsabilité. Aujourd’hui, une telle durée n’est plus forcément adaptée, voire même en décalage avec l’évolution de la digitalisation, les avancées technologiques et l’automatisation des tâches. Il y a là un premier défi que les systèmes de formation doivent pouvoir intégrer, pour éviter que les personnes n’arrivent au terme de leur formation avec des compétences obsolètes par rapport aux besoins du marché du travail.
2. De la gestion des stocks de savoirs à la gestion des flux
La capacité d’acquérir un nouveau savoir aura désormais plus d’importance que le savoir lui-même.
L’obsolescence des compétences a pour conséquence la nécessité d’une mise à jour constante des savoirs. Comme l’a bien montré Idriss Aberkane[4], l’enjeu pour les personnes n’est plus de gérer des stocks de savoirs qui vont devenir rapidement obsolètes, mais d’apprendre à gérer des flux continus de connaissances. Les personnes devront à l’avenir développer leur capacité à acquérir sans cesse de nouvelles connaissances, et à remettre en question les anciennes. Ce qui fait dire à F. Taddei[5] que « pour apprendre, il faut commencer par désapprendre ». La capacité d’acquérir un nouveau savoir aura désormais plus d’importance que le savoir lui-même. Ceci s’illustre facilement à travers les mises à jour quotidiennes que nous sommes tous amener à opérer pour continuer à utiliser nos smartphones et nos ordinateurs, et qui nous obligent d’abord à abandonner nos habitudes. À l’échelle du fonctionnement des entreprises et des institutions, ces adaptations sont permanentes et toujours plus complexes. C’est d’elles que vont dépendre le bon fonctionnement de l’économie et de la société.
Pour les systèmes de formation professionnelle, l’enjeu est d’intégrer dans la formation non plus seulement des méthodes pour apprendre, mais aussi des techniques pour désapprendre, en ayant toujours la conscience que toute acquisition est provisoire. Autre conséquence majeure, c’est la nécessaire remise en question du séquençage traditionnelle entre formation initiale, formation continue et formation tout au long de la vie. Désormais, mieux vaudrait-il passer au concept de « formation tout au long de la journée »[6]. Enfin, la thématique de la reconnaissance des compétences, encore beaucoup trop timorée et lacunaire dans les systèmes actuels, doit être repensée et surtout renforcée. De très nombreuses compétences vont passer à travers les mailles du filet des évaluations formelles. Pour renforcer la mobilité professionnelle, celles-ci devront être mieux identifiées et validées.
3. Le travail et ses instabilités
En termes de fonctionnement, les entreprises produisent à flux tendus en répondant dans les meilleurs délais et le plus vite possible aux exigences toujours plus individualisées de leurs clients. Elles recourent de plus en plus à la sous-traitance et à la fragmentation de leur production.
Le travail à travers son organisation connaît des évolutions inédites, avec une rapidité que personne n’envisageait il y a même trois ou quatre ans. Avant le COVID, plus d’un quart des Suisses travaillaient chez eux au moins un jour par semaine.[7] Aujourd’hui, cette pratique s’est quasiment généralisée, normalisée. Mais il n’y a pas que le télétravail. L’économie des plateformes (en anglais gig economy), qui fonctionne par l’intermédiaire d’internet pour mettre en relation un client et un fournisseur de prestations, est en plein essor, augmentant par-là les opportunités du travail indépendant même si les nomenclatures statistiques en font encore peu état. En termes de fonctionnement, les entreprises produisent à flux tendus en répondant dans les meilleurs délais et le plus vite possible aux exigences toujours plus individualisées de leurs clients. Elles recourent de plus en plus à la sous-traitance et à la fragmentation de leur production. Flexibilité, souplesse, complexité, réactivité deviennent la clé de leur fonctionnement. Enfin, dans ce contexte, les responsables d’entreprises sont souvent peu à même d’évoquer l’avenir de leur entreprise au-delà de deux à trois ans.
En ce qui concerne la pratique professionnelle, le système suisse de formation professionnelle repose en majorité sur les entreprises. Il s’appuie sur une vision de l’entreprise intervenant dans un environnement stable : un engagement pour une durée de deux, trois ou quatre ans ; la mise à disposition d’un-e formateur-trice à temps plein ou de plusieurs à temps partiels, la réalisation de l’ensemble des tâches prévues par l’ordonnance, une répartition claire des responsabilités, une présence durable des formateurs-trices, une formalisation des compétences à travers les profils de qualification. Le système de formation professionnelle va devoir bien sûr continuer, comme il l’a fait jusqu’ici, à s’appuyer sur les entreprises, pour garantir un bon niveau d’employabilité. Il devra cependant prendre en compte la volatilité de l’économie, la nécessité d’une organisation basée sur la souplesse, la flexibilité et l’agilité, l’absence d’une visibilité à moyen terme. Le défi est de pouvoir continuer à impliquer les entreprises de tous les secteurs de l’économie.
4. La formation au-delà des métiers
Si cette conception est maintenue, la capacité anticipatrice de la formation professionnelle pourrait être complètement remise en question.
Le métier, défini comme un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être, a toujours constitué l’axe central de la formation professionnelle, son pivot. Le métier a des frontières bien précises qui le distinguent des autres professions et contribuent à lui donner son identité. Hormis la culture générale commune à toutes les professions, les autres compétences sont bien spécifiques et correspondent à des prérogatives très précises. Jusqu’à la fin des années 90, le métier était un très bon descripteur de l’environnement professionnel et lui apportait une visibilité. Le métier était également un prédicteur de l’avenir à travers les possibilités de développement professionnel qu’il offrait, les perspectives de débouchés à moyen, voire à long terme, les possibilités d’anticiper l’évolution des contenus.
Les accélérations technologiques et la transformation apportée par la digitalisation sont en train de mettre à mal cette notion du métier. Les métiers n’ont plus de frontières, ils vont être constitués de compétences rattachées à divers champs. Le maçon qui va utiliser l’impression 3D pour la construction d’une maison, aura-t-il encore une activité comparable à celle traditionnelle d’un-une maçon-ne ou sera-t-elle plus proche de celle d’une profession de l’industrie à l’instar du ou de la technicienne en impression 3D ? Le profil des postes va s’éloigner de plus en plus de ce qui était formellement décrit dans la formation correspondante. Le métier n’a plus la même visibilité et a surtout perdu sa capacité prédictive. Lorsque l’on dit que 65% des métiers qu’exerceront les écoliers de demain n’existent pas encore, cela ne signifie pas du tout que l’on ne connaît pas quels seront les besoins en compétences de demain. À travers les grandes mégatendances et une approche prospective, il est tout à fait possible de pouvoir les identifier[8]. Cependant, ce qui est absolument clair, c’est que l’on ne peut plus se référer à la notion de métier pour prédire et anticiper l’avenir. Il faudra s’habituer à se référer à d’autres cadres pour le faire.
Le système suisse de formation professionnelle – et c’est là ce qui en fait un système répondant idéalement à l’enjeu d’employabilité des jeunes – est entièrement centré sur la notion de métier, que ce soit pour les contenus enseignés ou pour sa gestion et son organisation[9]. Si cette conception est maintenue, la capacité anticipatrice de la formation professionnelle pourrait être complètement remise en question.
La perte de visibilité des métiers et de leur capacité prédictive pour se projeter dans l’avenir va également poser toute la question de l’orientation professionnelle, qui jusqu’ici était conçue précisément autour du choix du métier. Dans de telles situations d’incertitude et de complexité, les personnes ne vont plus choisir une filière de formation parce qu’elles sont bien informées et qu’elles la connaissent : elles vont la choisir pour, justement, pouvoir la connaître et confirmer ou infirmer leur choix. C’est ce que nous avons appelé l’orientation inversée[10]. En d’autres termes, c’est à posteriori et non plus à priori qu’un choix est validé. Avec pour conséquence, et comme nous le constatons déjà dans de plusieurs cantons dont celui de Genève, des entrées en formation professionnelle qui vont être de plus en plus tardives, des réorientations de plus en plus fréquentes et des pressions sur le système de formation, qui considère toujours que l’orientation doit être assurée en amont (entre le SEC I et le SEC II). À terme, les entreprises pourraient se désolidariser de la formation, en argumentant que ce n’est pas dans leur finalité d’assurer une partie de l’orientation.
Conclusion : des évolutions adaptatives ou disruptives ?
J’ai présenté ici quelques défis majeurs auxquels les systèmes de formation doivent faire face. Au cours des dernières décennies, le système suisse de formation, connu à juste titre pour son excellence, a su montrer sa capacité à s’adapter tout en gardant son pragmatisme et ses valeurs, en faisant en sorte que chacun puisse s’intégrer dans le monde du travail. À l’ère des incertitudes, une question majeure se pose : les systèmes de formation pourront-ils continuer à s’adapter en procédant à des améliorations évolutives ou devront-ils opter, en fonction des bouleversements présents ou futurs, pour des innovations disruptives[11] remettant plus fondamentalement en cause le cadre actuel ?
[1] J-G. Ganascia, Le mythe de la singularité – Faut-il craindre l’intelligence artificielle, Seuil 2017. [2] www.elamp.fr [3] La loi fédérale suisse sur la formation professionnelle a été adoptée en 2002. Elle est entrée en vigueur en 2004. [4] I. Aberkane, Libérez votre cerveau, Laffont, 2016. [5] F. Taddei, Apprendre au XXI siècle, Calman-Lévy,2018 [6] G. Evéquoz, la carrière professionnelle 4.0, tendances et opportunités, Slatkine,2019 [7] Le casse-tête des horaires de travail, Marie Meurisse, 8 février 2023 [8] J’ai pour ma part identifié huit grandes mégatendances que je présente dans la Carrière 4.0. [9] Cf. le rôles des organisations du monde du travail (ORTRA). [10] G. Evéquoz, Du choix d’un métier à la construction de sa vie, l’accompagnement à l’ère des incertitudes, Chronique sociale, 2022. [11] J.M. Dru, New,15 approches disruptives de l’innovation, Pearson, 2016Ouvrages de référence
- Aberkane, I. Libérez votre cerveau, Robert Laffont, 2016.
- Dru, J.M. New, 15 approches disruptives de l’innovation, Pearson, 2016.
- Evéquoz, G. La carrière 4.0, tendances et opportunités, Slatkine, 2019.
- Evéquoz, G. Du choix d’un métier à la construction de sa vie, l’accompagnement à l’ère des incertitudes, Chronique sociale, 2022.
- Ganascia J.G. Le mythe de la singularité – Faut-il craindre l’intelligence artificielle, Seuil 2017.
- Taddei, F. Apprendre au XXI siècle, Calman lévy, 2018.
Citation
Évequoz, G. (2023). À l’ère des incertitudes, quels défis pour la formation professionnelle ?. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 8(12).