Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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Thèse de doctorat sur les mécanismes d’accès aux programmes d’accompagnement à la formation professionnelle

Pourquoi les jeunes les plus désavantagés ont-ils moins accès aux programmes d’accompagnement ?

La transition entre école obligatoire et formation post-obligatoire est une phase délicate et pour certains jeunes aussi problématique. De nombreux programmes voués à soutenir les jeunes à intégrer et achever une formation professionnelle ont vu le jour ces dernières années. Il s’avère néanmoins, que ces programmes risquent de concentrer les ressources sur les jeunes moins désavantagés. Comprendre les mécanismes qui mènent à cet effet est le sujet d’une thèse de doctorat menée à l’Université de Lausanne dans le cadre de la Leading House GOVPET. Les résultats de cette recherche mettent en exergue deux facteurs cruciaux: la marge de manœuvre laissée aux professionnelles accompagnant les jeunes et le focus politique concernant ce groupe cible. Des changements au niveau du cadre référentiel administratif et politique seraient donc désirables pour atteindre aussi les jeunes les plus désavantagés à travers ces programmes.


Le cadre administratif et le cadre politique ont une grande influence sur l’accès à des programmes de formation professionnelle pour les jeunes les plus désavantagés.

Les attributs de la formation professionnelle duale sont bien connus : elle facilite la transition entre école et monde du travail, elle offre un renouvèlement de main d’œuvre qualifiée et formée en lien avec les besoins de l’économie ainsi que des possibilités de carrière de plus en plus variées grâce à une perméabilité accrue au fil du temps, etc. Elle présente néanmoins aussi quelques défis, notamment sur le plan de l’accessibilité. Si la confédération est en charge du pilotage stratégique et du développement du système et les cantons de la mise en œuvre et du contrôle de la bonne application de la loi, l’offre des places d’apprentissage revient à l’économie. En d’autres termes, les entreprises décident si et qui former. Par conséquent, l’accès au marché de l’apprentissage suit des principes similaires à ceux du marché du travail, notamment la compétition entre candidats et la sélectivité par les employeurs. Pour rester concurrentiel dans un contexte de compétition économique en croissance, le choix du candidat par les employeurs prend inévitablement en compte la trainability d’un jeune, pour permettre de contenir les coûts de la formation. Il y a certes aussi des employeurs avec une « fibre sociale », prêts à embaucher des jeunes avec un profil moins idéal, mais un minimum d’aptitude à la formation est toujours demandé.

Le marché de l’apprentissage semble aussi être devenu plus exigeant au fil des années en termes d’accès : dans certains cantons pour des stages d’essai il est nécessaire de se porter candidat par une postulation écrite, ou encore, une fois postulé pour un poste d’apprentissage, les jeunes doivent souvent appeler pour s’informer de l’état du processus de candidature, montrant leur intérêt pour le poste. Ces exigences accrues peuvent poser des défis conséquents pour certains jeunes, surtout s’ils manquent de soutien adapté de leur famille. Pour aider les jeunes à maitriser la transition entre l’école obligatoire et le marché du travail, de nombreuses mesures publiques ont été mises en place en Suisse. Ceci aussi en réponse à l’objectif convenu en 2006 par les partenaires de la formation professionnelle d’atteindre un taux de 95% des jeunes avec une formation au niveau secondaire II. Néanmoins, le risque est que les jeunes en plus grande difficulté passent entre les mailles du filet aussi dans ces programmes. En effet, sous le nom d’effet Matthieu, la littérature fait référence à une situation où des personnes moins désavantagées ont un meilleur accès à des ressources par rapport à des personnes plus désavantagées.

L’effet Matthieu dans des programmes d’accompagnement à la formation professionnelle a été le sujet d’une thèse de doctorat menée à l’Institut de Hautes Etudes en Administration Publique (IDHEAP) de l’Université de Lausanne, dans le cadre de la Leading House Governance in Vocational and Professional Education and Training (www.govpet.ch). A travers deux études de cas approfondis, un en Suisse romande et un en Suisse alémanique, le focus portait sur les mécanismes amenant à un éventuel effet Matthieu. Les résultats mettent en exergue deux raisons principales : la marge de manœuvre donnée aux personnes travaillant avec des jeunes d’un côté, et le focus politique de l’autre. En d’autres termes, le cadre administratif et le cadre politique ont une grande influence sur l’accès à des programmes de formation professionnelle pour les jeunes les plus désavantagés.

L’effet Matthieu

La notion d’effet Matthieu se base sur un passage de l’Evangile selon Matthieu qui affirme que à celui qui a il sera donné, et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré (Matthieu 25 :29). Le sociologue états-unien Robert K. Merton a introduit cette notion en 1968, décrivant la situation d’avantage des scientifiques plus connus sur ceux moins connus : les premiers étant capables de générer des gains majeurs avec le même type de travail que les deuxièmes, grâce aux ressources dont ils disposaient déjà. Cette notion a été introduite dans la recherche en politiques sociales au milieu des années 1970 par l’économiste belge Herman Deleeck, pour décrire une situation où, parmi un groupe cible, les moins désavantagés sont plus aptes à profiter des politiques sociales par rapport aux plus désavantagés (1979 pour une version en français). Depuis, plusieurs études empiriques ont illustré cet effet dans différentes sphères de la politique sociale.

Du côté administratif, pour atteindre les jeunes les plus désavantagés, il est crucial que les conditions de travail des professionnels qui suivent les jeunes permettent de répondre à des besoins complexes, car souvent ces jeunes se trouvent dans une situation de problématiques multiples et cumulatives. Généralement, étant donné qu’une formation professionnelle est souvent exigeante,  une certaine stabilité pour la suivre est nécessaire. Avant d’y accéder, il faut donc résoudre les problématiques les plus pressantes, telles que la stabilité de logement, des troubles psychiques ou une garderie pour des jeunes familles monoparentales, etc. Pour les jeunes en grande difficulté, ayant souvent connu beaucoup de ruptures dans leur parcours scolaire ainsi qu’au niveau affectif, il y a aussi souvent un travail à mener sur le plan de la motivation et de la reconstitution de la confiance en soi. Ces étapes préliminaires, incontournables pour une bonne réussite d’accès et d’accomplissement d’une formation professionnelle, demandent néanmoins un investissement souvent intensif de ressources. Au moment de définir les conditions du programme, il est donc crucial de prendre en compte la difficulté de répondre aux besoins complexes, pour permettre l’acheminement des ressources vers les plus désavantagés.

Si on épargne aujourd’hui dans le soutien d’un jeune à achever une formation post-obligatoire, il est fort probable de devoir dépenser bien plus dans les années à venir.

La procédure d’évaluation des mesures semble particulièrement déterminante en termes d’acheminement des ressources. Si l’évaluation est basée sur les résultats en termes de taux de placement pendant un lapse de temps relativement restreint, la marge de manœuvre pour atteindre les besoins plus complexes reste très restreinte. Cela peut alors induire ces professionnels, même contre leur gré, à des pratiques d’écrémage, c’est-à-dire de concentrer les ressources sur les jeunes moins désavantagés, à savoir ceux qui sont déjà plus proches du marché de l’apprentissage. Cela permet en effet d’augmenter les chances d’atteindre le résultat demandé. Plus le taux de réussite est élevé et le lapse de temps à disposition pour fournir ces résultats est restreint, plus grand est le risque d’induire ces pratiques. Si on veut atteindre aussi les jeunes en plus grandes difficultés par des programmes évalués par les résultats, il semble crucial de ne pas focaliser uniquement sur l’objectif final (l’accès à une formation professionnelle), mais de valoriser aussi toutes les étapes intermédiaires décisives pour une intégration durable sur le marché de la formation professionnelle, qui reste toutefois l’objectif ultime. Par exemple, pour un jeune en situation de monoparentalité et sans logement fixe, trouver un logement et une place de garde pour ses enfants semblent incontournable avant de pouvoir se focaliser sur l’accès au marché de l’apprentissage. Si ces deux étapes, assez compliquées et chronophages, ne sont pas prises en compte lors de l’évaluation, le danger est que les professionnels voient cet investissement de ressources comme trop « risqué » en vue d’atteindre le taux de réussite demandé. Une deuxième possibilité serait une évaluation basée sur le processus (basée sur le nombre de jeunes accompagnés). Cela permettrait de mieux focaliser sur les problématiques des jeunes suivis et donc de rendre service aussi aux jeunes aux problématiques les plus complexes. Dans ce deuxième cas de figure, il est donc central de comprendre qui a droit d’accéder à une telle mesure : qui est le groupe cible ? Une question principalement politique.

Tournons-nous alors vers le côté politique. Pour qu’un programme public ait les moyens d’atteindre les plus défavorisés il faut aussi une volonté politique dans ce sens. Des programmes de support à l’accès et à l’accomplissement d’une formation professionnelle s’inscrivent principalement dans une approche d’investissement social : investir dans le capital humain de ces jeunes pour augmenter à long termes leurs chances sur le marché de l’emploi. En termes d’inclusion des plus démunis, ceci devient problématique quand le cadre référentiel est strictement l’accès au marché de l’apprentissage plutôt que le jeune en difficulté. En effet, si l’investissement est fait par rapport à l’accès au marché du travail, les retours sur investissement attendus seront en termes d’accès et de réussite de la formation professionnelle. Certains jeunes ne seront donc pas des sujets sur lesquels investir, car les chances de retour sur investissements sont trop faibles. Ceci serait vraisemblablement différent si le cadre référentiel de l’investissement serait le jeune : dans un tel cas de figure l’investissement serait recentré sur la situation du jeune et les problèmes à résoudre pour permettre, à terme, son accès et la réussite dans la formation professionnelle.

Une vision d’investissement social qui prenne comme cadre référentiel la résolution des problèmes individuels plutôt que de se limiter strictement à l’intégration sur le marché de l’apprentissage serait ainsi souhaitable.

L’approche politique des deux cas étudiés s’inscrit plutôt dans la première vision de l’investissement social, se référant directement à l’accès au marché de l’apprentissage. Pour pouvoir garder l’allocation budgétaire, il faut donc satisfaire ces attentes politiques de retours sur investissements focalisés sur l’accès au marché du travail. Pour assurer ce type de retours, les deux programmes étudiés suivent une stratégie différente. Une première stratégie est celle de définir le groupe cible d’une manière à exclure d’emblée les jeunes à moindre probabilité de réussite, car ils représentent des cas trop compliqués. Par exemple, le groupe cible peut être définit comme des jeunes en difficulté, mais qui ont la volonté et les capacités de suivre une formation professionnelle. Dans cette définition du groupe cible on retrouve de manière explicite le cadre référentiel au marché de l’apprentissage. Par ce mandat politique, on exclut donc momentanément du plan de formation professionnelle les jeunes qui se trouvent dans une situation particulièrement complexe, même si, à moyen ou long terme, ils ont les capacités de poursuivre une telle formation. La deuxième stratégie est celle de cibler les bons risques à l’entrée du programme en poussant à l’écrémage. Une manière d’atteindre cela est, comme discuté avant, d’évaluer les mesures en termes de résultats d’accès au marché de la formation professionnelle, avec des taux de placements élevés à atteindre dans un cadre temporel restreint.

Atteindre les plus désavantagés pour les accompagner vers le marché de l’apprentissage est sûrement intensif en termes de ressources. Compte tenu des constantes pressions de maintenir les coûts, mener une politique intensive en termes de ressources et aux résultats peu mesurables sur le court terme semble plutôt indésirable du point de vue politique. Toutefois, un discours portant sur l’efficacité d’investissement des budgets publics pour défendre ces investissements ciblés manque à la fois de prévoyance et de fondement théorique. Il manque de prévoyance car, à terme, les jeunes qui restent exclus du marché de l’apprentissage se trouveront dans une situation de difficulté beaucoup plus grande. En effet, dans les économies du savoir, une formation post-obligatoire est désormais devenue pratiquement incontournable pour une bonne intégration dans le marché de l’emploi. Les personnes sans formation post-obligatoire sont beaucoup plus exposées au risque de chômage et de pauvreté1. Nombres d’études ont aussi montré que des périodes de chômage de longue durée en bas âge peuvent causer des effets « cicatrisants » (scarring effects) qui diminuent les chances, la qualité et la rémunération sur le marché du travail2. Ainsi, si on épargne aujourd’hui dans le soutien d’un jeune à achever une formation post-obligatoire, il est fort probable de devoir dépenser bien plus dans les années à venir, à cause d’une demande récurrente ou à long terme de soutien public, tout au long de la vie de cette personne. Le discours manque aussi de fondement théorique car plusieurs études semblent indiquer que « l’efficacité nette de la formation est plus élevée pour les participants dont la situation sur le marché du travail est plus faible »3. Le problème est que mesurer l’efficacité nette demeure compliqué.

En guise de conclusion, les programmes d’accompagnement de jeunes en difficulté à travers l’accès et l’accomplissement de la formation professionnelle semblent fonctionner plutôt bien pour les jeunes qui ont la chance de les intégrer. La question qui reste ouverte est celle de comment faire avec les jeunes qui n’ont pas la chance de les intégrer. En accompagnement de ce type de programmes, d’autres, centrés premièrement sur les problématiques des jeunes aux difficultés plus complexes, seraient donc très bénéfiques. En effet, si pour certains jeunes une formation professionnelle n’est pas tout de suite envisageable en raison de problématiques complexes, à long terme cela serait bien une possibilité. Il est donc important d’adresser ces problématiques à temps, car sinon la probabilité est grande qu’elles s’agrandissent au point de rendre une formation professionnelle de moins en moins possible, ou les dépenses publiques encore plus copieuses. Une vision d’investissement social qui prenne comme cadre référentiel la résolution des problèmes individuels plutôt que de se limiter strictement à l’intégration sur le marché de l’apprentissage serait ainsi souhaitable. Des évaluations de ces programmes plus en adéquation avec le mandat (l’intégration d’un groupe cible complexe sur un marché sélectif) permettrait aussi de mieux servir les besoins de tout le monde.

1 Voir par ex. López Vilapana, 2013.
2 Voir par ex. Bell et Blanchflower, 2010; Scarpetta, Sonnet et Manfredi, 2010.
3 Nicaise, 2000.

Bibliographie

  • Bell, D. & Blanchflower, D. (2010). Youth Unemployment: Déjà Vu? IZA DP, Nr. 4705.
  • Deleeck, H. (1979). L’effet Matthieu. Droit social, 11, 375-383.
  • López Vilapana, C. (2013). Children were the age group at the highest risk of poverty or social exclusion in 2011. Eurostat, statistics in focus. Population and social conditions, 4.
  • Merton, R. K. (1968). The Matthew Effect in Science. Science, New Series, Vol. 158 (3810), 56-63.
  • Nicaise, I. (2000). Formation des groupes défavorisés : dilemme équité-efficacité ? Dans Vandenberghe, V. La formation professionnelle continue : transformations, contraintes et enjeux. Louvain-la-Neuve : Academia Bruylant, 151-162.
  • Scarpetta, S.; Sonnet, A. & Manfredi, T. (2010). Rising Youth Unemployment During The Crisis. How to prevent negative long-term consequences on a generation? OECD Social, Employment and Migration Working Papers, Nr. 106, OECD Publishing.
Citation

Pisoni, D. (2018). Pourquoi les jeunes les plus désavantagés ont-ils moins accès aux programmes d’accompagnement ?. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 3(2).

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